Pour qui est ce backlash qui siffle sur nos têtes?
Ce que le féminisme pop comme marqueur identitaire et acte individuel a fait aux gains collectifs.
Fière représentante de la Génération X, j’ai connu le « backlash » féministe du début des années 90. C’est aussi le titre du livre de la journaliste Susan Faludi, paru en 1991, gagnant du Prix Pulitzer, que je recommence à conseiller à mes étudiant·e·s pour penser le contexte politique actuel. Faludi a commencé à travailler sur ce livre avoir décortiqué les résultats d’une étude de Harvard qui concluait que les femmes instruites avaient peu de chances de trouver un partenaire. Une grande partie du livre est consacré à l’analyse des produits de la culture populaire, films, émissions, musique et comment ce qui est d’abord accepté par les canaux majeurs de diffusion représente une certaine vision de la société.
En 90 (il y a 35 ans), Faludi abordait les attaques des conservateurs contre Roe vs. Wade et les effets de ces enjeux de contrôle sur la santé mentale des femmes. 1
Cette idée que la partenaire idéale n’est pas trop instruite et surtout pas très carriériste et qui a motivée l’enquête de Faludi est aujourd’hui largement discutée dans les fameux balados des masculinistes. On se moque de ces échanges, mais sans voir ce que cette liberté de dire de pareilles choses signifie vraiment. Parce que l’effritement des programmes EDI au sud de nos frontières marquera nécessairement ici un retour en arrière, même s’il sera, enfin je l’espère, un passage tortueux vers le progrès. Parce que voyez-vous, cet effritement n’a pas commencé avec la deuxième élection de Trump, c’est un processus, qui étape par étape, a été sciemment déployé.
Remplacer le travail politique par des hashtags à la mode
En 2022, Faludi signait dans le New York Times, Feminism made a faustian bargain with celebrity culture, now it’s paying the price, dans lequel elle démontrait les effets délétères du féminisme cool porté par des célébrités comme Miley Cyrus ou Katy Perry, voire Taylor Swift. Car si ces célébrités ont offert une visibilité marketing hors-pair au féminisme, elles en ont aussi fait une identité à la mode et un branding personnel, loin de l’engagement social.
Ainsi, la représentation du féminisme est devenue tributaire de contenus engageants (avec des mots-clics et des mises en forme mignonnes), d’actions individuelles, faites par soi pour soi et diffusées dans un geste censément inspirant.
Je peux m’acheter des fleurs, chantons en chœur, mais pas obtenir un avortement…
Les gains politiques se font par une action concertée, par un groupe mobilisé autour de questions communément définies, cela pour paraphraser Dewey (je vous invite à lire Joëlle Zask à ce propos). Or, pendant que les hashtags #girlpower et même #metoo mettaient en visibilité les conversations féministes sur les réseaux sociaux, les législateurs ont approuvé plus de 200 restrictions sur l’accès à l’avortement et éviscéré la Commission pour l’équité en emploi, ce que rappelle Faludi :
As pop feminism enjoyed its heyday in the early 2010s, state legislatures passed more than 200 restrictions on women’s access to abortion. As Ms. Clinton’s campaign in the mid-2010s racked up endorsements from Ms. Perry, Lena Dunham, Rosie Perez, et al., Donald Trump quietly made his bargain with the anti-abortion religious right, which helped propel him to the White House. As #MeToo hashtagging dominated the news in the late 2010s, the Trump administration gutted the Equal Employment Opportunity Commission and installed scores of anti-abortion judges in the courts.
En politique, tandis que Mme Clinton ralliaient des vedettes (la même chose s’est produite l’automne dernier avec Biden, puis Harris et le soutien des célébrités), Donald Trump a pris entente dans l’ombre avec la droit religieuse pour restreindre l’accès à l’avortement.
Le féminisme glamour pas pour toutes les classes
Je me souviens avoir exprimé un certain scepticisme à la lecture du livre de Sheryl Sandberg, Lean in. J’ai par la suite appris que Faludi l’avait qualifié de “Facebook Feminism”. Or, comme beaucoup de mobilisations en ligne, souvent conçues pour faire du clic, selon des paramètres marketing, les cercles Lean in étaient, semble-t-il, plutôt exclusifs. L’exemple ci-bas fait la démonstration d’un féminisme harvardien, mais qui s’intéresse peu aux travailleuses de la base, celles qui vivent hors des board rooms du Fortune 500 :
When housekeepers organizing at a Hilton DoubleTree Suites hotel in Boston asked to meet in a “Lean In” circle with Ms. Sandberg while she was in town to deliver a Class Day speech at Harvard University, which owned the hotel’s building, her office reportedly declined, citing her busy schedule. Those ubiquitous “This is what a feminist looks like” T-shirts were being manufactured by women earning about $1 an hour in a Mauritius factory. Branded feminism had indeed allowed itself to be sold.
Le féminin comme concept
Depuis quelques années, on ramène avec force la polarisation des rôles féminins/masculins représentés dans quelques contenus populaires dans les réseaux sociaux et hashtagués conséquemment : l’engouement pour les « tradwives » et leurs luxueuses, mais si insipides aventures domestiques; l’affirmation d’une masculinité toxique, préférable à l’engagement social et excluant toute compassion pour les hommes. Pour les hommes il est donc valorisé de se battre en duel pour affirmer sa virilité (ce qui recèle, dois-je le souligner, un aspect homoérotique assez difficile à éluder) et toute compassion est vue comme féminine ou faible (il suffit de voir Trump parler à ses vis-à-vis) donc, pas de temps à perdre avec les droits fondamentaux des humains.
Note de Catherine Malabou sur le féminin sur Cairn.info.
Le cours de l’être humain : les pertes dépassent les gains2
Dussé-je ici illustrer mon propos que surgit l’image d’Andrew Tate, ex-extreme fighter, idiot patenté, misogyne convaincu et accusé en justice de trafic humain qui a été accueilli à bras ouverts aux États-Unis. Cela, alors qu’on a humilié devant des médias complaisants (oui, COMPLAISANTS et triés sur le volet), le président d’un pays en guerre, l’Ukraine, pour avoir porter ses vêtements militaires devant des monsieurs habillés comme pour un 5 à 7 à Wall Street. J’imagine que le style de Tate compense le reste dans ce régime superficiel.
Cela fait de la bonne télé dira le président américain. Après tout, la vie est un spectacle pour ces dirigeants de pacotille qui n’accordent aucune valeur à ce qui n’a pas de prix (permettez-moi d’emprunter ici le titre de cet essai marquant d’Annie Le Brun) et cadrent tout dans un prisme de productivité qui réduit l’humain à une ressource (ne me partez pas sur le plantatianocène3 première initative mondiale fondée sur des ressources humaines désumanisées). Et bien évidemment, la montée des discours religieux dans les propos des dirigeants est brandie comme gage de morale et de vertu.
Par ailleurs, dans Nexus, de Yuval Noah Harari, il y a un chapitre qui traite de populisme et explique comment la droite actuelle, avec Trup en exemple, récupère (peut-être sans le savoir ou pour rigoler) des extraits presque textuels du Manifeste communiste de Marx.
Vous pouvez lire Nexus (lien vers Les libraires) ou l’écouter sur Spotify.
Serez-vous surpris de trouver une version annotée du Manifeste de Marx sur le site Classiques des sciences sociales de l’UQAM? Bonne lecture.
Annie LeBrun, Ce qui n’a pas de prix, beauté, laideur et politique.
Ci bas, Paule-Andrée Cassidy qui reprenait « Déficit » en 2012.
Le repli ou la déprime
Pour échapper au shitposting du Président américain et de son bras droit, un bras qui sait porter la scie à chaîne et le lance-flamme, certain·e·s décident de se lover dans un cocon intime et de ne plus consulter les nouvelles. Le repli sera de courte durée, car les éléments opératoires transmis par les nouvelles (les décrets, l’inflation et tutti quanti), nous rattrapent toujours dans nos zones les plus fragiles : notre pouvoir d’achat, notre liberté et la valorisation du rôle, même mineur, que nous croyons avoir en société.
Il demeure quand même que des stratégies pour rester informé sans succomber à l’état d’urgence perpétuelle dans laquelle Trump et Musk ont mis le Monde seront à-propos.
Anita Chaudury du quotidien The Gardian proposait en décembre 2024 une prise de conscience nécessaire pour survivre à la surcharge sensorielle des nouvelles et vraiment faire une différence.
Suggestions de re-lecture
L’essai littéraire, Le boys club de Martine Delvaux qui proposait une analyse de ce club exclusif est une réflexion très pertinente à l’ère de la broligarchie.
Bien évidemment, je vous conseille de lire Backlash : la guerre froide contre les femmes (ou gratuitement et en français sur Cairn.info, si vous êtes inscrits ou employés d’une université).
Pour comprendre mieux le genre, le sexe et tout le reste, Gender Trouble, de Judith Butler, dans sa récente version traduite, avec une préface d’Éric Fassin et un retour de l’autrice sur les années où elle a écrit Trouble dans le genre. Elle discute aussi de la stylistique de son essai, ayant refuser de simplifier son écriture, puisque le travail nécessaire à comprendre des idées complexes commence par un effort de lecture.
Pour réfléchir en-dehors de la boite : Éloge du bug, être libre à l’époque du numérique, de Marcello Vitali-Rosati, une réflexion brillamment articulée par ce professeur de l’université de Montréal qui propose de cultiver une connaissances critiques des technologies.
Note : j’utilise cette infolettre comme amorce à des réflexions que je souhaiterais plus étayés, donc les idées présentées ici sont ressenties, mais aussi transitoires.
Dans une conversation enregistrée pour Ethnos (Université d’Aarhus, Octobre 2014), les participants ont généré collectivement le nom « Plantationocène » pour nommer la transformation dévastatrice de divers types de fermes humaines, des pâturages, et des forêts en plantations extractives et fermées, qui se fondent sur le travail des esclaves et d’autres formes de travail exploité, aliéné, et généralement spatialement déplacé. Dans Haraway et Neyrat, Anthropocène, Capitalocène, Plantationocène, Chthulucène