La diffusion de nouvelles n’est plus intéressante pour les Big Tech...
L’information journalistique devrait-elle être un bien culturel ?
Les citoyens lisent de moins en moins les nouvelles, c’est le constat du Pew Research Center et de Axios. La loi C-18 arrive donc un peu tard au buffet des revenus publicitaires, puisque d’autres contenus, plus distrayants remplaceront les nouvelles sur les grandes plateformes sociales. Mon collègue et ami Patrick White était au congrès annuel de la FPJQ en fin de semaine et il m’a confirmé que ces enjeux vitaux étaient au cœur des discussions.
Encore des coupures
La récente annonce choc de la suppression de 547 postes chez TVA, tout comme les compressions à venir à Radio-Canada ont réanimé les conversations autour de C-18, la Loi concernant les plateformes de communication en ligne rendant disponible du contenu de nouvelles aux personnes se trouvant au Canada qui entrera en vigueur en décembre 2023. Le congrès annuel de la FPJQ en fin de semaine a focalisé sur ces enjeux vitaux.
Déjà, vous ne voyez plus de contenus des médias canadiens et étrangers lorsque vous visitez Facebook et Instagram. Google laisse présager un blocage similaire avant Noël. Comme toujours, depuis les dernières années, la perte de revenus attribuable aux modèles d’affaires des GAFAM est revenue hanter les médias.
Une crise permanente
La crise actuelle (il faut le dire, car il y en a eu d’autres) des médias n’a pas commencé en 2018 : elle a plutôt débuté par la numérisation généralisée et les premiers médias entièrement en ligne à la fin des années 1990. On pourrait même évoquer la récession de 1990-1992 et en 1994, la fusion des groupes radio Télémédia et Radiomutuel. Les médias ont tenté de revoir leurs modèles (combien d’articles et de blogues ont été écrits à ce propos) et très souvent le temps de faire tourner le bateau et le vent du numérique avait déjà changé de bord. Nos médias ont manqué le bateau d’Internet à la fin des années 90, puis celui des réseaux sociaux quelques années plus tard.
Dans un article de The Atlantic, « The Great Social Media—News Collapse », Charlie Warzel expose la relation complexe que les médias ont développée avec les géants du Web. Les journalistes, dit Warzel, ont tendance à fixer leur attention sur la distribution (ou la non-distribution) de leur travail. Or, au cours des dernières années, toute l’attention a été mise sur les algorithmes des réseaux sociaux et très peu sur les pratiques des médias d’information.
Perdre en qualité pour gagner en visibilité
Il y a eu la course à la primeur qui a atteint son paroxysme dans des dispositifs véloces comme Twitter, faisant parfois dérailler des médias. Ensuite, la possibilité de publier en ligne et de modifier par après le texte ou de le préciser ont changé les processus de validation d’information. Avec les sites de réseautage social s’est installée la crainte que le public ne détourne son attention des nouvelles au profit des réseaux sociaux. La recherche de LA stratégie numérique (parsemée d'ententes secrètes, avec en premier lieu Facebook et Google) a occupé une grande partie de l’espace de réflexion qui aurait pu être autrement utilisé.
Aurait-on dû s’inquiéter quand Facebook a poussé les organisations médiatiques à tout miser sur Facebook Instant Articles et sur la vidéo pour que l’on découvre ensuite que les données métriques étaient faussées (et les revenus trop faibles), dans le but de laisser croire que le public demandait plus de vidéo (article de Slate, 2018)?
Et que dire de cette façon de faire d’un tweet une nouvelle, cela pour être en phase avec les tendances des réseaux sociaux ?
Au final, rétrospectivement, était-il approprié pour les médias de changer leurs pratiques de titrage jusqu’à tomber parfois près du clickbaiting, s’associant ainsi à leur ennemi la désinformation ?
Silence, on réfléchit.
Les médias délaissés nonobstant les stratégies publicitaires des Big Tech
Même avant la pandémie, les chiffres du Pew Research Center indiquent une baisse du nombre d’adultes qui suivent les nouvelles. Le Pew Research Center traque cet indicateur depuis 2016, alors que le taux était au-dessus de 50 % et depuis 2019, ce taux a baissé progressivement pour toucher 32 % en 2022. Ce phénomène d’évitement des nouvelles ne fait que commencer…
Axios a mené un exercice similaire et comme on peut le voir ci-dessous, les chiffres pour la consultation des nouvelles, même sur les réseaux sociaux, sont en baisse dans tous les formats de diffusion. Cela malgré des événements internationaux majeurs comme la guerre en Ukraine.
Les efforts de la droite pour délégitimiser les médias
Warzel souligne aussi les efforts de la droite pour nuire aux médias. Le Pew Research Center constatait aussi que les républicains sous Trump étaient plus nombreux que les démocrates à mettre en doute l’éthique des journalistes. Ici, Pierre Poilièvre a une relation assez tendue avec les médias, qu’il qualifie de biaisés.
D’autres chercheurs (Freelon, Kreiss, Marwick sur les fausses équivalences normalisées par la droite dans les médias) attribuent aussi en partie cette désaffection des médias d’information aux efforts d’éléments de la droite américaine. Des chercheurs se sont aussi intéressés à la circulation sur les réseaux sociaux constatant que l’émotion est garante d’une bonne visibilité (même les émojis vous y incitent) pour une publication et que cela ne sert pas une information équilibrée.
Il faut néanmoins continuer de se demander pourquoi cette propagande anti-média fonctionne souvent trop bien.
L’information comme un bien finançable par la publicité
Les médias ont été considérés comme des entreprises devant faire des profits (ce qui a toujours cours aussi aux États-Unis) et c’est dans cette optique qu’ils se retrouvent en compétition avec les Big Tech pour les ventes de publicité. Ce modèle est obsolète, le marché publicitaire appartient dans sa plus grande part aux géants américains.
Ainsi, des entreprises en ont fait l’acquisition, ont exploité le financement disponible, puis ont fait des coupes, la profitabilité étant plus importante que l’information (le cas du Chicago Tribune est ici). Au Québec, on a vu des ventes (Capitales Médias, Métro Média) parfois peu transparentes, puis l’usage des subventions de sauvetage des médias employées dans de simples processus de capitalisation pour les entrepreneurs ou compagnies.
Une fois les fonds asséchés, on laisse les restes aux travailleurs de l’information qui récupère la mise en formant des OBNL, tandis que les compagnies ainsi enrichies se jettent dans le nouveau marché à la mode.
C-18 contre la tendance actuelle des réseaux sociaux
Dans ce contexte, peut-on être surpris que les machines à profits que sont les réseaux sociaux décident simplement de se retirer du jeu ? Non. Est-ce que c’est éthique pour les géants du Web de ne pas vouloir réinvestir dans l’information quand leur secteur d’activités cause tellement de désinformation ? Non. Est-ce que c’est illégal, probablement pas à moins de partager les URLs des médias sans respecter C-18, donc on coupe le tout.
Les géants des technologies Meta-Facebook et Google-Alphabet étaient principalement visés par C-18 : le premier a tout coupé, le second répond de façon plus nuancée, mais la suite reste à voir. L’information ne semble plus d’intérêt pour Meta, puisque la compagnie a déployé une mesure similaire en Europe, prévenant aussi tout front commun des États.
Une privatisation de l’espace public
Bien évidemment, on peut critiquer le projet de loi C-18, noter des points qui auraient pu être formulés différemment, mais un constat s’impose : les géants des technologies ont colonisé tout le Web, se sont substitués à l’espace public qui permettait avant leur apparition d’échanger et penser la société et ils ont privatisé les espaces de socialisation en ligne. Étant devenus les grands lieux de ralliement des citoyens, leurs revenus proviennent à plus de 90 % de la publicité vendue. Dans l’économie de l’attention, ils ont gagné, votre temps de cerveau est acquis.
Internet qu’on espérait comme un espace public sans hiérarchie est pris en otage par ces plateformes qui ne reconnaissent pas la souveraineté des États à réguler les communications en ligne, selon leurs droits et spécificités culturelles.
La démocratie menacée
En ce moment, ce qui remplace le partage de contenus tirés des médias canadiens, c’est un effort pour distraire les usagers à grand coup de robots conversationnels ou de promesses d’une vie en ligne à l’image d’un dessin animé. La démocratie a été passée à la moulinette avec l’affaire Cambridge Analytica, la désinformation et la manipulation des élections par des tactiques de marketing social. Avons-nous donc renoncé à notre souveraineté culturelle, à nos droits et libertés pour se soumettre aux dictats des géants américains (et aussi chinois) du Web ?
Dans les solutions : la panacée de l’éducation aux médias
Les citoyens manquent-ils tant de littératie numérique qu’ils ne sauraient plus apprécier le travail journalistique ? C’est la piste souvent empruntée. Il faut plus d’éducation civique aux médias, clame-t-on. On ne peut être contre la vertu. Mais au-delà de la littératie numérique qui permet de distinguer le vrai du faux dans l’information, il faut se demander si une fois cette distinction bien apprise, les citoyens reviendront en masse vers les médias. De même, faire porter entièrement la responsabilité de ce désintérêt envers les médias aux citoyens consommateurs (et surtout aux jeunes), c’est faire preuve d’une très courte vue.
La question qui tue : quelle valeur accorde-t-on à l’information ?
Quelle valeur veut-on accorder à la production d’une information de qualité qui balisera l’histoire des grands événements politiques, comme celle des petits événements de vie des citoyens ?
En ce sens, un chantier sur la valeur symbolique de l’information et sur l’élaboration de principes et normes journalistiques fondés sur le monde informationnel actuel s’impose.
Il est ainsi grand temps de mener une réflexion collective pour repenser non seulement le financement de nos médias, mais aussi sur l’importance à accorder à chaque injonction des géants du numérique. Ces entreprises n’ont pas d’intérêt à protéger nos lois, nos principes de vie et notre démocratie.
Documenter notre présent pour un futur désiré
Il faut repenser ce que nous définissons comme de l’information. Non pas comme un bien de consommation, fongible qui peut être remplacé par la nouvelle source d’amusement du jour, mais comme un bien culturel, un outil pour cartographier notre histoire.
Merci à Patrick White pour ses commentaires et ajouts dans ce texte.
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En complément :
Le pari du titrage “clickbait” : What this Stanford scholar learned about clickbait will surprise you | Stanford News
Seven ways misinformation spread during the 2016 election—Knight Foundation
Trends and Facts on Network News | State of the News Media | Pew Research Center
Références
Dauphin, F. (2019). Les fake news au prisme des théories sur les rumeurs et la propagande. Études de communication. langages, information, médiations, 53, 15‑32.
Moravec, P., Minas, R., & Dennis, A. (2018). Fake News on Social Media : People Believe What They Want to Believe When it Makes No Sense at All. SSRN Electronic Journal. https://doi.org/10.2139/ssrn.3269541
Roy, J.-H. (2021). Instagram : La une de l’ère mobile. Cahiers du journalisme. https://www.cahiersdujournalisme.org/V2N6/CaJ-2.6-R069.html
La diffusion de nouvelles n’est plus intéressante pour les Big Tech...
Merci de vulgariser enfin ce que les professionnel.les des médias ont toujours de la misère à comprendre dans leur frustration contre Meta. Ils en sont toujours à la première étape du deuil: la colère. ;) En tout cas, je garde le lien pour mes prochaines discussions là-dessus dans le milieu médiatique. Le déclin de l'intérêt pour les médias externes à la plateforme est manifeste depuis quelques années. Personne n'a levé le doigt quand Instagram a retiré les liens externes ou quand Meta a fait diminuer le pointage des liens externes dans son algorithme, bien avant 2023. Mes collègues journalistes ont bien de la misère à comprendre tout ça ces dernières semaines. La loi C-18 a permis à Meta d'amener plus loin une politique déjà présente, ce qui fait bien leur affaire finalement.